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          PLACE DU MARCHÉ À LA TÊTE DE L’OST  

 

          L’habitude, chez nous les Gaulois, c’est de vivre au milieu de nos champs et de nos troupeaux. De la sorte, nous disposons de ce dont nous usons à portée de la main. Mais, il y a un jour où nous nous retrouvons tous ou presque, c’est pour le marché dans notre forteresse à la Teste de l’Ost*. Elle a belle allure avec ses murailles de pierres, ses tours carrées, pleines, inébranlables, son crénelage d’argile jaune, son entrée en chicane sur le haut de la colline. En plein ciel, nous voyons les fumées du Baou Rous, d’Entremont au loin, et l’immense forêt de chênes, notre arbre maître qui nourrit de ses glands nos cochons et où se cache le gibier. Un Géant de roches nous protège, nos déesses font couler des sources partout, rien ne peut nous arriver de mal.

          Au-dedans de notre fort, chaque famille dispose d’une habitation avec base de mur en pierre, surmonté par des briques d’argile et une toiture de branchages et de terre : celle-ci, en faible pente, s’appuie au rempart et permet aux guerriers de disposer de place pour leur manœuvre en cas de guerre. Mais nous ne craignons rien, personne ne viendra nous menacer : par prudence, nous disposons des galets en tas pour nos frondes sur les murailles. Les seuls qui vivent ici tout l’an, sont les artisans : le forgeron, le cordonnier et quelques-uns encore.

           Une fois par mois lunaire, c’est le marché, en bas de l’enceinte, à son abri et sous surveillance. Ce jour, Kintos, le marchand grec de Massalia nous visite avec ses mules chargées. Il apporte les merveilles de ce peuple habile. En premier lieu le vin contenu dans ce qu’ils nomment amphore, belle poterie longue à col démesuré et munie de deux anses. Il est très cher : ne dit-on pas qu’une seule de ces amphores vaut le prix d’un esclave en bonne santé ? Je ne peux m’en offrir qu’un gobelet : ce vin pique le gosier et a un parfum de résine. Mais notre chef, un jour, s’en est procuré une : il est riche. Kintos a dit que c’était du jus de raisin fermenté. Moi, j’ai quelques pieds de vigne, j’ai fait du jus mais c’était imbuvable. Ces Grecs sont malins, ils ne révèlent pas leurs secrets : c’est comme pour l’huile avec les oliviers. Comme cela, nous devons leur acheter.

          En échange, ce sont des peaux, de la laine, de la viande fraîche, des fruits secs, des légumes, du bois, beaucoup de plantes aromatiques et médicinales pour parfumer, et aphrodisiaques, des fromages, de la charcuterie… En somme, de la nourriture pour leur ville car  ils n’ont  que très peu de terres.  Nous  leur vendons  du  grain,  blé,  épeautre,  des pois…

          Outre le vin et l’huile, Kintos apporte du poisson, du thon qu’il appelle « cochon de mer », des sardines et des bouts de corail. Le corail nous rend fous et ceux qui le peuvent en décorent la poignée de leur épée. Ils n’ont pas de terre mais ils ont la mer : d’elle, il vient des merveilles. Des poteries noires en bols, plats, écuelles, coupes vernissées, lisses, fines, légères. Les nôtres sont grises, rugueuses et pesantes. Kintos est le roi du marché, il sait amadouer le chef avec du vin et parfois un grain de corail. Moi, un jour, je l’ai escorté jusqu’à la crête de notre montagne. D’en haut, je voyais la mer scintillante et Massalia avec ses toitures rouges. Il m’a proposé d’être son aide pour aller chez les autres Gaulois de la région. Et dans un geste rapide, il m’a offert une coupe noire : il m’a dit qu’elle venait de Campanie. Elle est dans une niche du mur de ma maison. Plus tard, j’irai avec Kintos.

 

* Teste du Petit Puy ou Puech, puis Collet de Lafont et Teste de l’Ost

                                                           Bernard Duplessy

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